DRIFT – Une histoire du futur de la Réalité Virtuelle

Dans cette deuxième entrée du journal de création, Fabbula explore la narrativité de DRIFT. Comment le jeu raconte une histoire bien particulière qui réalise bien plus que le simple accompagnement de son gameplay.

Où l’on parle transhumanisme, pouvoir cognitif des réseaux sociaux, et de l’IA comme partenaire narratif crédible de la réalité virtuelle.

Le regard activateur

Si le principe d’une caméra omnisciente est un principe bien connu du jeu vidéo, dans DRIFT, le regard du joueur est la caméra et vice versa. C’est notre regard qui construit l’action du jeu, détermine de notre réussite et raconte une histoire particulière.

Il s’agit pour Sharpsense d’offrir une mécanique de jeu inédite – chercher du regard la bonne possibilité de trajectoire – tout en maintenant les yeux rivés dans la bonne direction. Une gageure et un gameplay tout à fait difficile.

Chez Fabbula on a du trafiquer l’horloge de nos téléphones pour jouer avec slow motion illimité, et même là, ca n’était pas tout à fait facile !

Au-delà de l’inédit gameplay, DRIFT est un jeu qui explore et questionne les codes du jeu vidéo. Et en particulier de rendre compte de l’importance du regard dans le jeu vidéo et en réalité virtuelle. C’est ce qui unit ces deux médiums : dans les deux cas, c’est le spectateur lui-même prend part à l’oeuvre en participant à l’image qu’il voit et fabrique.
On pourrait parler “d’activateur” de l’expérience. Dans DRIFT il faut littéralement “travailler” son regard et non plus juste sa coordination et réflexes tactiles.

À partir de là, les concepteurs se sont bien amusés. Les passages de la vue d’ensemble au plan rapproché abondent, les premiers niveaux sont figés, puis les suivants s’animent et s’emballent. Certains se mettent à tourner sur eux meme, d’autres glitchent et c’est ce travail de la relation entre regard et décor qui est abondamment exploré. L’abstraction est de plus en plus prononcée, stimulante. On joue dans sa tête, un long travelling avant, dans laquelle notre concentration oculaire oscille constamment entre tunnel de concentration et recherche de parcours possibles.

Cinématiques et dialogues

Avec un jeu aussi prenant (et si difficile) on aurait pu facilement perdre de vue l’histoire racontée par notre guide de jeu Walter et qui se déroule dans l’inter-texte et les cinématiques au début de chaque niveau. Pourtant, ces cinématiques sont comme autant de pépites narratives qui récompensent le joueur arrivé jusqu’ici. Elles délivrent une histoire sous forme particulièrement soignée, écrite par le scénariste Maxime Phedyaeff.

En travaillant les intermèdes en cinématiques entre les niveaux ainsi que de l’intertexte, c’est-à-dire principalement les commentaires de Walter lorsque l’on perd (et c’est a dire très souvent), les concepteurs ont apporté une dimension qui questionne notre présence même dans le jeu et notre perception de ses buts, ainsi qu’une trame critique sur les jeux et la réalité virtuelle. Exploration en vidéo ci dessous.

Niveau 1 - Perfection virtuelle

Tout commence avec la première cinématique, où l’ on nous présente le jeu à venir comme un simulateur de perfection, un concept imaginé par un certain Dr Kwong et dont le narrateur Walter est l’obligé. Il s’agira d’améliorer sensiblement nos capacités psycho-motrices et pouvoir ainsi résister à des ennemis issus des codes jeux vidéo comme samouraïs ou zombies, mais aussi à leurs alter ego dans le réel comme les terroristes ou hipsters.

Manière pour le réel de faire surface dans le virtuel (la conception du jeu coïncide avec la période des premiers attentats de janvier 2015 à Paris) et de tout de suite faire comprendre que cette histoire offre plusieurs niveaux de lecture.

Niveau 5 - Technologie militaire et intelligence de poulpe

Au fil des niveaux, et particulièrement après le difficile niveau 4, à mesure que l’on relève la tête d’un gameplay très exigeant, se profile une histoire qui ressemble à un discours caché sur la Réalité Virtuelle, sur le rôle du joueur et sur des notions de narration interactive.

Au niveau 5, on apprend que le Dr Kwong, concepteur du simulateur de perfection a travaillé dans des milieux militaires et sur des poulpes.

Un clin d’oeil aux liens facilement oubliés entre financements militaires, laboratoires de recherche et nouvelles technologies ?

Niveau 6 - Comme une boule de flipper

Le niveau 6 met en scène le rôle du concepteur du jeu et ses tribulations créatives. Finalement, il semble que l’inspiration vienne d’un lancer de baseball où le joueur incarnerait la balle. Aïe, ça va faire mal! Et effectivement le jeu se déroule dans un flipper et nous sommes une balle ballotés entre les bumpers….pas le niveau le plus simple !

Niveau 7 - Un gland pour le super héros

Au niveau 7, Walter nous offre un gland (notre petit nom étant Mr Squirrel, c’est-à-dire Mr Écureuil). Il nous fait aussi  miroiter un destin de superhero avant de nous balancer dans une superbe scène figée tirée d’un action-movie avec force effets spéciaux et protagonistes. On remarquera qu’il s’agit de la première scène véritablement animée, les lents mouvements de particules renforçant sa tension dramatique.

Niveau 8 - Dans le ventre de la baleine

Plus loin on apprend l’existence d’un casque qui permet de communiquer avec un poulpe. La pieuvre, dont la science nous dit qu’il s’agit du plus intelligent des invertébrés. Intelligent par rapport à qui et à quoi, la science ne le dit pas.

Bref, cette communication se fait par un casque dont la forme rappelle tout à fait ce qu’on porte nous-même sur la tête. Walter nous propose de communiquer avec une baleine.
Une sacrée piste de travail pour la réalité virtuelle, la communication avec les animaux (lien vers MLF ITOTA). Walter se demande si tout cela ne cache pas un manque affectif de la part du concepteur. Il faudra rentrer dans le ventre de la baleine pour le savoir… Et hop la référence au biblique Jonas et à Moby Dick !

Niveau 9 - Ruines de glitch

Le niveau 9 est un de mes favoris et met en parallèle la beauté romantique des ruines antique et le glitch informatique. En effet, Walter nous propose de jouer à un vieux niveau de ses archives qui semble endommagé. Il s’agit tout simplement du premier niveau de la toute première version de DRIFT (lien vers DRIFT VR Jam), un environnement très familier pour les premiers joueurs de DRIFT sur Gear VR.

À la différence que cette version est devenue instable et mouvante, les obstacles apparaissant et disparaissant de manière aléatoire. Très ardue, mais assurément une très belle façon d’offrir une revisite de nos propres souvenirs de jeu. L’occasion de souligner que pour toute une génération née avec l’informatique de masse, la nostalgie des moments et endroits se trouvent précisément dans les réseaux et machines.
Que se passe-t-il quand ces archives sont endommagées voire disparaissent ? Que se passe-t-il quand ces informations sont stockées dans une banque de donnée appartenant a Facebook, Google et autre tête de réseau opérant selon le principe de création de valeur pour les actionnaires ?

Niveau 10 - IA en boîte

Le niveau 10 interroge l’identité de Walter. Qui est-il exactement, sinon la matière pensante a l’intérieur d’une boîte qui semble être une parmi tant d’autres? N’est-il vraiment qu’une intelligence artificielle, lui qui semble si attaché à ses émotions et son identité propre ?

Une référence directe au pouvoir des machines et de l’IA de raconter des histoires tout à fait captivantes. L’occasion pour DRIFT de rappeler que chaque nouveau médium donne lieu a de nouvelles expressions et à la possibilité de raconter de nouvelles histoires.

On peut dater par exemple le concept de narration procédurale dans les années 60 avec des expériences comme ELIZA, un programme de conversation informatique conçu par Joseph Weizenbaum au MIT en 66. Une machine à histoires qui fit effet à l’époque, comme le relate Janet Murray dans son indispensable essai Hamlet and the Holodeck : “To Weizenbaum’s dismay, a wide range of people including his own secretary would “demand to be permitted to converse with the system in private, and would, after conversing with it for a time, insist, in spite of [Weizenbaum’s] explanations, that the machine really understood them”.
Avec l’émergence de la réalité virtuelle, quelles sont les histoires que nous pouvons désormais raconter? Ou pour le mettre dans les mots de Werner Herzog “Does virtual reality dream of itself Do we dream or express and articulate our dreams in virtual reality?”

Niveau 11 - Abyme de machines

Au niveau 11, on découvre un paysage composé de boîtes qui ressemblent a celle qui enfermait l’IA de Walter dans le niveau 10. S’ensuit un questionnement sur notre propre rôle : Sommes-nous Walter ? Sommes-nous le concepteur de nos expériences ? Qui est l’auteur et qui est le joueur ? Et au joueur de se perdre dans un vertige de questions et de sensations…

Au-delà du procédé de mise en abyme, la question des frontières entre machine et humains, joueur et auteur est au coeur des préoccupations modernes. Depuis les débuts de la pensée transhumaniste dans les années 80 avec Donna Haraway, les histoires proposées par les nouveaux médias rendent de plus en plus compte de frontières poreuses, voire inexistantes entre ces notions traditionnellement opposées. Il n’y a décidément pas de cinématiques anodines dans DRIFT…

Niveau 12 - VR ou brain download

Dans l’introduction du niveau 12, Walter nous met en garde contre le système de communication entre humains et animaux conçu par le Dr Kwong, ce fameux casque qui ressemble fort à un Rift. S’agit-il d’un système de communication à double sens ? Le Dr Kwong est-il capable de lire dans un cerveau humain et d’implanter ces informations dans le poulpe ?

Niveau 13 - Une odyssée dans l'espace

Le niveau 13 posera de nouveau la question de cette histoire de poulpe, quant au niveau 14 il offre en guise de réponse un flottement dans l’

Niveau 15 - Résolution

Enfin, au niveau 15, on comprend tout. Découverte en images:

“Il faut balancer la pierre le plus loin possible. C’est en explorant et en faisant l’expérience des limites que l’on peut cartographier les possibles”. Ferdinand Dervieux

Level design et réglage de la progression et difficulté

Dans la version initiale de Drift, les 4 niveaux étaient simplement reliés par un espace commun et les ascenseurs desquels notre personnage semblait à chaque fois sortir. La progression et la montée en difficulté était également très rapide, le niveau 4 était pratiquement impossible. En passant, si quelqu’un a réussi ce niveau 4, qu’il nous envoie la vidéo de ses exploits, que l’on puisse le couvrir de gloire…

Dans la version finale de Drift, le gameplay est réglé de sorte à avoir la même progression et atteindre la même difficulté, mais étalée sur 15 niveaux. On démarre ainsi beaucoup plus facile et on monte en difficulté beaucoup plus progressivement.

Ça n’empêche pas le jeu d’être plutôt difficile. Et comme le fait remarquer Ferdinand, il existe sans doute encore très peu de joueurs en VR assez aguerris pour s’embarquer dans une telle aventure.

Enfin, comme pour tous les autres aspects du jeu, cette difficulté est tout à fait assumée par Sharpsense. Ils en parlent même avec un air espiègle.

Car il s’agit bien d’un choix narratif de la part de Sharpsense. Qui se conjugue avec la radicalité du jeu dont nous avons déjà parlé, le simulateur de perfection et le commentaire général sur le contexte moderne.

Rien que le nom de leur studio est évocateur, Sharpsense, les sens en éveil. D’ailleurs on peut poser que l’interexte du jeu, les images proposées dans le press kit (des screenshots que la plupart des joueurs n’ont jamais pu relier au contenu du jeu) et la communication sommaire sur le jeu, tout participe a renforcer l’idée de difficulté, le jeu dans le jeu et hors du jeu. Ou l’art d’étendre le domaine du jeu en dehors de son moment actif !

Car il s’agit de mettre le joueur en tension de repousser et d’explorer les limites physiques du jeu en VR, à l’heure ou aucune habitude n’est formée, ou rien n’est interdit ni formaté. Comme le dit Ferdinand “Il faut balancer la pierre le plus loin possible. C’est en explorant et en faisant l’expérience des limites que l’on peut cartographier les possibles”

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